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W. Faulkner  Sư phụ của Gấu Cà Chớn, qua bức ảnh thần sầu của Trùm chụp hình, Henri Cartier Bresson


L’écrivain des écrivains

Faulkner, c'est leur patron

Par Pierre Assouline

William Faulkner est, pour beaucoup d’écrivains français, le romancier absolu. Alors que paraît en Pléiade un nouveau tome de ses romans, Pierre Assouline mène l’enquête

Faulkner, le patron? En France, du moins. Il est rare de ne pas entendre un hommage appuyé dans la bouche de nos écrivains ou de ne pas découvrir une reconnaissance de dette sous leur plume. Mais il n’y a rien de réducteur à l’évoquer comme «un écrivain pour écrivains» puisque, après tout, ce sont eux qui font passer les livres.

  Faulkner a eu le génie de rendre son coin de terre universel. Le monde réduit à un petit contenu. Pour avoir un jour croisé Patrick Besson dans un train plongé dans «Absalon, Absalon!», un exemplaire de «Monnaie de singe» dans la poche, j’ai vite compris que c’était son Dieu: «Faulkner, c’est Balzac à la campagne: la chair, la terre, tout est très concret et matérialiste et en même temps spirituel. Je l’ai découvert sur le tard, à 45 ans; j’étais fait. Heureusement: il est impossible d’être influencé par lui et de s’en sortir. C’est le plus grand écrivain du monde.» Besson ne croit pas si bien dire puisqu’on sait de l’aveu même de William Styron qu’il écrivit «la Marche de nuit» pour se désenvoûter de l’influence que le génie faulknérien exerçait sur lui. Angelo Rinaldi reconnaît avoir retrouvé sa Corse natale dans l’âpreté de ce Mississippi. «Alcool, brutalité, sensualité refoulée, tout est dans "Lumière d’août", l’un des plus grands romans jamais écrits», estime-t-il avant de louer dans «les Palmiers sauvages», «formidable tout en étant raté», la scène inoubliable au cours de laquelle les deux amants partagent une boîte de haricots.

  Ce que lui doit Patrick Chamoiseau? Une paille. Ecoutez plutôt: «Que la réalité est intransmissible, que les mots ne transmettent rien, que l’incertitude est la seule base qui tienne, que la matière humaine est une pulsation de conscience dans un chaos de haute complexité, que dévoiler n’est pas mettre à plat, ni raconter mais éclabousser d’ombres et d’éclats qui ouvrent toutes les portes mais ne se donnent pas, et qu’alors il nous reste la matière démesurée du langage et l’infini courage à mettre en œuvre pour tenter d’en faire un événement, c’est-à-dire de la littérature.» Les romans de Faulkner ont agi à la fois comme une épreuve et un stimulant pour Tahar Ben Jelloun, «le Bruit et la Fureur» notamment, histoire qui suscite le malaise dès lors qu’on la sait racontée par un idiot, ce Benjy qui voit le monde avec stupeur et naïveté ; un roman au climat lourd et touffu, difficile d’accès car oppressant jusque dans sa manière d’exprimer l’inexprimé. «Un roman qui a exigé tant de travail et d’effort de son auteur, lequel n’a jamais été satisfait du résultat, devrait être lu et médité par tout écrivain, dit Ben Jelloun. La littérature n’est pas une reproduction du réel mais une invention d’un réel invisible. La littérature de Faulkner, dont l’apport est équivalent à celui de Joyce, produit une puissante réalité dont l’humanité est immense et la souffrance, profonde. Alors oui, je lui dois énormément.» Il n’est pas jusqu’à Malraux qui crût distinguer au fil des pages de «Sanctuaire» l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier.

 Certains écrivains français ont signé leur reconnaissance de dette sous forme de livre à lui consacré. C’est le cas de Pierre Michon: «Il me semble que pour un écrivain rien n’est plus intime, rien ne le constitue davantage, rien n’est plus lui-même, que cette volonté énonciative dont j’ai parlé, ce désir violent qui préside à sa phrase, cet infime et décisif putsch dans son parlement intérieur, qui fait soudain que la voix despotique de ce qu’on appelle, et qui est, la littérature, se met à parler à sa place. C’est cela que j’appelle Faulkner.» Cette certitude est au cœur de «Trois Auteurs» (1997) et de «Corps du roi» (2002), même si elle irradie toute son œuvre. Michon a été jusqu’à identifier sa propre biographie à celle de Faulkner en établissant des passerelles entre les accidents de leur vie: origines sociales, roman familial, alcoolisme autodestructeur… Il a fini par décalquer sa Creuse sur le comté de Yoknapatowpha. Il ne sait pas au juste pourquoi il a été à lui mais il y va encore, captivé par une force d’attraction qui le dépasse, persuadé avec Borges qu’on ignore ce qu’il y a au fond de ses livres, même si on sait juste qu’y gisent des vérités qui nous terrorisent. Il est lui aussi l’écorché au seuil de sa maison de douleur. Lui aussi veut accepter d’être dans le mouvement du monde. Faulkner n’est pas son Dieu mais son roi, un génie dans son genre, le romancier capital, celui qui aura marqué «la» rupture littéraire de son siècle. Son ami Pierre Bergounioux n’en est pas très éloigné, lui qui a fait du grand Américain une figure tutélaire de son œuvre, comme en témoigne son «Jusqu’à Faulkner» (2002).

 Son essai n’a pas toutefois la proximité avec son sujet qu’a pu entretenir Edouard Glissant en s’immergeant en Louisiane pour y enseigner et écrire son «Faulkner, Mississippi» (1996). En totale complicité avec cet autre écrivain des plantations, il y mettait en lumière son sens de «la révélation différée», cette vérité exprimée par éclipses mais jamais vraiment formulée. En 1958 déjà, en recevant le prix Renaudot, Glissant en profitait pour rendre hommage à Faulkner, à son génie déployé dans l’imbrication des personnages et à sa capacité à dévoiler l’opacité d’une situation en poussant le lecteur aux dernières marches du vertige.

 Sa vie fascine autant que son œuvre. Sauf que contrairement à la plupart de ses romans, que tout nouveau lecteur juge de prime abord difficiles, voire incompréhensibles, sinon illisibles, la mosaïque de sa biographie n’est pas si indéchiffrable. Arriviste, ambitieux, petit, économe, bûcheur et alcoolique comme ce n’est plus permis. L’iconographie ajoute à la légende: vestes de tweed, pantalons de velours, pipe au bec, élégance délicieusement patinée de gentleman sudiste rehaussée par une fine moustache. Henri Cartier-Bresson fixa pour l’éternité cette image en 1947, chez lui, à Oxford, Mississippi, campé en fermier à la retraite, les chiens à ses pieds. Faulkner le mythomane y est saisissant de vérité. On l’entend presque dire ce qu’il a effectivement dit à son portraitiste: «La littérature, c’est très bien, mais l’agriculture, c’est le grand truc.» Des photos qui contribuèrent à forger la légende. Ils se retrouvèrent à l’été 1962 à l’Académie militaire de West Point par l’un de ces hasards objectifs chers à l’ancien surréaliste : Cartier-Bresson tenait absolument à écouter le discours que l’écrivain devait prononcer devant les élèves officiers; c’était une occasion de le photographier en queue-de-pie, le prix Nobel ayant même eu la coquetterie d’y accrocher sa rosette de la Légion d’honneur. Après avoir lu un extrait des «Larrons» dont il venait d’achever la rédaction, il réussit la prouesse de blâmer la guerre tout en louant l’armée: «Monsieur Faulkner, y a-t-il un rapport entre les militaires et la littérature? – S’il y en avait un, il n’y aurait pas de littérature.» Un triomphe. Ces photos furent les dernières: trois mois après, il était mort.

 

 La fascination qu’exerce Faulkner sur les Français est d’autant plus remarquable qu’elle semble inversement proportionnelle à son destin américain. Alejo Carpentier, Gabriel Garcia Marquez, Kateb Yacine et d’autres encore à travers le monde ont exprimé leur admiration pour Faulkner, mais combien d’écrivains américains ont récemment osé ou osent encore le faire à part William Styron (l’un des rares étrangers à la famille admis à son enterrement), E. L. Doctorow et Cormac McCarthy ? Le journaliste de «Newsweek» Christopher Dickey se souvient que son père, le poète James Dickey, lui disait: «Les bouquins de Faulkner sont épuisés: ce sont des profs qui lui ont donné son prix Nobel!» Alain Mabanckou, qui enseigne à Ucla, est d’avis que l’influence de Faulkner se fait désormais sentir essentiellement chez les écrivains afro-américains, une Toni Morrison, par exemple, qui lui doit, d’après lui, sa manière d’enchevêtrer les personnages.

 

 N’empêche qu’il fut en son temps la référence, que ses romans sont toujours au programme de la plupart des collèges et que sa technique est étudiée dans les ateliers d’écriture. Ce qui est bien le moins. Peut-être Faulkner a-t-il disparu du paysage littéraire américain en même temps que sa génération alors que la France ne l’a jamais démodé; elle est restée insensible au «moment Faulkner» pour le faire entrer très tôt au rayon envié des écrivains universels et intemporels, en dépit d’un certain mépris affiché de ses compatriotes, et d’une critique américaine qui l’a longtemps traité par-dessus la jambe. A croire que la France a rattrapé Faulkner, comme elle fait depuis avec Paul Auster et Woody Allen, plus appréciés chez nous que chez eux.

 Il serait injuste de ne pas rappeler ce que les lecteurs français doivent aux grands faulknériens de la traduction et de l’édition critique, R. N. Raimbault, Michel Gresset, François Pitavy, Didier Coupaye, Alain Geoffroy, Jacques Pothier et André Bleikasten qui publie ces jours-ci une remarquable biographie de Faulkner (1), nourrie par une longue et intime fréquentation de l’œuvre et servie par une écriture chaleureuse. Sans ces discrets passeurs, l’influence de Faulkner sur notre littérature serait moindre, les écrivains français n’étant pas du genre à lire les romans étrangers dans le texte, sauf exception.

 On allait oublier l’indispensable Valery Larbaud, qui révélait l’obscur génie de cet inconnu en déplorant que la librairie osât ranger «Tandis que j’agonise» au rayon «romans paysans». Et Maurice-Edgar Coindreau, bien sûr, le traducteur en titre, moins accidentel que le poète André du Bouchet à qui l’on confia autrefois «le Gambit du cavalier». Le grand Coindreau fit connaître le nom de Faulkner par un article publié en 1931 dans «la Nouvelle Revue française». Il fut l’un des tout premiers, sinon le premier, à être fasciné par la puissance de ce solitaire qui avait su créer un monde et qui y vivait. Interrogé par Christian Giudicelli au micro de France-Culture sur l’influence de Faulkner parmi les romanciers de la jeune garde, le vieux traducteur réfléchit un instant et murmura simplement : «Il est là.» Puis, après un temps, il se reprit et ajouta: «… et il y restera.» Plus de quarante années ont passé depuis mais c’est toujours vrai. Faulkner est là.

 

P.A.

«Œuvres romanesques, tome IV», par William Faulkner, Gallimard, «La Pléiade», 1 472 p., 77 euros (prix de lancement : 69 euros).

«Les Snopes», par William Faulkner, Gallimard, «Quarto», 1 350 p., 28 euros.

(1) «William Faulkner. Une vie en romans», par André Bleikasten, Editions Aden, 733 p., 38 euros.

Source : «Le Nouvel Observateur» du 13 décembre 2007