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LE LIVRE DU MALHEUR ABSOLU

CHAQUE CAMP a son style, sa spécialité, ses mœurs. L'ignominie a beaucoup de couleurs. Les Jours de notre mort, le roman de David Rousset (paru en 1947, réédité) peut se lire comme une typologie des néants: Buchenwald, certes, est atroce et pourtant, avec sa forte densité d'intelllectuels, il dessine un gigantesque dédale au fond duquel clignotent encore quelques lueurs. Rien de tel à Auschwitz, la grande manufacture où brûlent les juifs, ou bien à Birkenau, le camp de l'opulence parce que les cendres font des engrais et que ses magasins contiennent 6 300 kilos de cheveux de femmes mortes. Porta, lui, est installé près d'une petite ville tranquille, dans un paysage doux et frais. Le jour où David Rousset y est transféré, il aperçoit, sur la place de la ville, des tramways, des petits garrçons et des petites filles qui vont à l'école avec leurs cartables.
On se demande comment des hommes ont pu survivre à l'infamie. David Rousset suggère des réponses. Les SS furent contraints de déléguer une part de leurs tâches aux détenus. Les SS font garder le bétail par le bétail lui-même. Le système a deux vertus: il décharge les SS de leurs besognes les plus viles et il accélère la décomposition de la société concentrationnnaire en fabriquant, au sein même de celle-ci, des privilégiés et des esclaves. La horde concentrationnaire était par vocation une horde de la haine. Dans la fosse de Babel, tout conspire à la guerre: les Polonais détestent les juifs presque autant que les SS. Les Polonais et les Russes se méprisent. Les Français sont tenus pour des égoïstes, des dégénérés et, d'ailleurs, ils sont frileux comme tout.
Les SS disposent d'un autre instrument, plus redoutable: dans la foule concentrationnaire figurent, d'une part, les « droit commun" et, d'autre part les politiques. Une complicité gluante unit les SS aux « droit commmun ", qui partagent le même goût du meurtre. Aussi les camps dans lessquels les criminels, avec le soutien des SS, ont pris le pouvoir sont-ils des camps tragiques - Dora, Birkenau ou à Mauthausen. Au contraire à Dachau, à Sachsenhausen, à Neuengamme ou Buchenwald, les politiiques ont le pouvoir. Et on admire que ces hommes, ces révolutionnaires (communistes ou marxistes) n'aient pas été abandonnés de l'espérance. Au plus noir du gouffre, ils n'avaient d'autre passion que de préparer la terre à venir.
Gilles Lapouge (6 Janvier 1989)
Le Monde. Dossiers & Documents. Mai, 2005

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“Shoah”, la mémoire de l’horreur 

PENDANT dix ans, l'écrivain cinéaste a recherché les protagonistes - acteurs, victimes, témoins - du . génocide du peuple juif. Une longue quête que commente ici son amie Simone de Beauvoir.

Il n'est pas facile de parler de Shoah. Il y a de la magie dans ce film, et la magie ne peut pas s'expliquer. Nous avons lu, après la guerre, des quantités de témoignages sur les ghettos, sur les camps d'extermination”; nous étions bouleversés. Mais, en voyant aujourd'hui l'extraordinaire film de Claude Lanzmann, nous nous apercevons que nous n'avons rien su. Malgré toutes nos connaissances, l'affreuse expérience restait à distance de nous. Pour la première fois, nous la vivons dans notre tête, notre cœur, notre chair. Elle devient la nôtre.
Ni fiction ni documentaire, Shoah réussit cette re-création du passé avec une étonnante ai économie de moyens: des lieux, des voix, des C visages. Le grand art de Claude Lanzmann est de faire parler les lieux, de les ressusciter à travers les voix, et, par-delà les mots, d'exprimer l'indicible par des visages.
Les lieux. Un des grands soucis des nazis a  été d'effacer toutes les traces; mais ils n'ont pas pu abolir toutes les mémoires et, sous les camouflages - de jeunes forêts, l'herbe neuve -, Claude Lanzmann a su retrouver les horribles réalités. Dans cette prairie verdoyante, il y avait des fosses en forme d'entonnoir où des camions déchargeaient les juifs asphyxiés pendant le trajet. Dans cette rivière si jolie, on jetait les cendres des cadavres calcinés. Voici les fermes paisibles d'où les paysans polonais pouvaient entendre et même voir ce qui se  passait dans les camps. Voici les villages aux g belles maisons anciennes d'où toute la population juive a été déportée.
Claude Lanzmann nous montre les gares de Treblinka, d'Auschwitz, de Sobibor. Il foule de ses pieds les « rampes », aujourd'hui couvertes d'herbe, d'où des centaines de milliers de victimes étaient chassées vers la chambre à gaz. Pour moi, une des plus déchirantes de ces images, c'est celle qui représente un entasseement de valises, les unes modestes, d'autres plus luxueuses, toutes portant des noms et des adresses. Des mères y avaient soigneuseement rangé du lait en poudre, du talc, de la Blédine. D'autres, des vêtements, des vivres, des médicaments. Et nul n'a eu besoin de rien.
Les voix. Elles racontent; et pendant la plus grande partie du film, elles disent toutes la même chose: l'arrivée des trains, l'ouverture des wagons d'où s'écroulent des cadavres, la soif, l'ignorance trouée de peur, le déshabillage, la « désinfection », l'ouverture des chammbres à gaz. Mais pas un instant nous n'avons l'impression de redite.
D'abord à cause de la différence des voix. Il y a celle, froide, objective - avec à peine au début quelques frémissements d'émotionnde Franz Suchomel, le SS Unterscharfführer de Treblinka; c'est lui qui fait l'exposé le plus détaillé de l'extermination de chaque convoi. Il y a la voix un peu troublée de certains Poloonais: le conducteur de locomotive que les Allemands soutenaient à la vodka, mais qui suppportait mal les cris des enfants assoiffés; le chef de gare de Sobibor, inquiet du silence tombé soudain sur le camp proche. Mais, souvent, les voix des paysans sont indifférentes ou même un peu goguenardes. Et puis il y a des voix très rares survivants juifs. Beaucoup supportent à peine de parler; leurs voix se brisent, ils fondent en larmes. La concordance de leurs récits ne lasse jamais, au contraire. On pense à la répétition voulue d'un thème musical ou d'un leitmotiv. Car c'est une composition musicale qu'évoque la subtile construction de Shoah avec ses moments où culmine l'horreur, ses lamentos, ses plages neutres. Et l'ensemble est rythmé par le fracas presque insoutenable des trains qui roulent vers les camps.
Les visages. Ils en disent souvent bien plus que des mots. Les paysans polonais affichent de la compassion. Mais la plupart semblent indifférents, ironiques ou même satisfaits. Les visages des juifs s'accordent avec leurs parooles. Les plus curieux sont les visages alleemands. Celui de Franz Suchomel reste impasssible, sauf lorsqu'il chante une chanson à la gloire de Treblinka et que ses yeux s'allument. Mais chez les autres, l'expression gênée, chafouine, dément leurs protestations d'ignorannce, d'innocence.
Une des grandes habiletés de Claude Lanzzmann a été en effet de nous raconter l'Holocauste du point de vue des victimes, mais ausssi de celui des « techniciens» qui l'ont rendu possible et qui refusent toute responsabilité. Un des plus caractéristiques, c'est le bureauucrate qui organisait les transports. Les trains spéciaux, explique-t-il, étaient mis à la disposition des groupes qui partaient en excursion ou en vacances et qui payaient demi-tarif. Un peu plus tard, l'historien Hilberg nous apprend que les juifs «transférés» étaient assimilés à des vacanciers par l'agence de voyages et que les juifs, sans le savoir, autofinançaient leur déportation, puisque la Gestaapo la payait avec les biens qu'elle leur avait confisqués.
“Le dernier des juifs”. Un autre exemple saisissant du démenti opposé aux mots par un visage, c'est celui d'un des « administrateurs » du ghetto de Varrsovie : il voulait aider le ghetto à survivre, le préserver du typhus, affirme-t-il. Mais aux questions de Claude Lanzmann il répond en balbutiant, ses traits se décomposent, son regard fuit. Ainsi s'explique que le ghetto de Varsovie ne soit décrit qu'à la fin du film, quand nous connaissons déjà l'implacable desstin des emmurés. La fin du film est, à mes yeux, admirable. Un des rares rescapés de la révolte se retrouve seul au milieu des ruines. Il dit qu'il connut alors une sorte de sérénité : «Je suis le dernier des juifs et j'attends les Allemands. » Et aussitôt nous voyons rouler un train qui emporte une nouvelle cargaison vers les camps.
Comme tous les spectateurs, je mêle le passsé et le présent. J'ai dit que c'est dans cette confusion que réside le côté miraculeux de Shoah. J'ajouterai que jamais je n'aurais imaginé une pareille alliance de l'horreur et de la beauté. Certes, l'une ne sert pas à masquer l'autre: au contraire, elle la met en lumière avec tant d'invention et de rigueur que nous avons conscience de contempler une grande œuvre. Un pur chef-d'œuvre.
SIMONE DE BEAUVOIR (28 avril 1985)
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Đọc bài viết của Simone de Beauvoir, Gấu mới hiểu ra được, câu của Adorno, sai!
Vẫn có thơ, sau Lò Thiêu:
J'ajouterai que jamais je n'aurais imaginé une pareille alliance de l'horreur et de la beauté.
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Bản thân Gấu, cũng đã từng trải qua điều mà Simone de Beauvoir viết.