carnets de
lecture
par Enrique
Vila-Matas
KURTZ DES TÉNÈBRES
réédition d'Au
cœur des ténèbres de Joseph Conrad
Bien qu'il n'ait
jamais disparu, le courant brun qui coulait rapidement du cœur des
ténèbres
vers la mer en nous emportant sur le fleuve Congo
est de retour. Et avec lui
revient le personnage de Kurtz qui, lui non plus, n'a jamais disparu,
ou s'il
l'a fait, il était « parti très loin, comme dirait Kafka, pour rester
ici ».
Coïncidant avec le cent cinquantième anniversaire de la naissance de
Joseph
Conrad, paraissent en Europe diverses
rééditions d'Au cœur des ténèbres.
Pourquoi ce roman est-il devenu un classique indiscutable et non
Lord Jim,
par exemple, qui est pourrtant, lui aussi, exceptionnel? Bien qu'il y
ait des
théories pour tous les goûts, j'ose croire que c'est moins à cause de
l'influence d'Apocalypse Now ou de l'indubitable actualité de
ses dénonciations
du colonialisme que parce que Conrad y conçut un type de modèle
narratif qui se
répandit dans la littérature contemporaine.
La première partie d'Au cœur des ténèbres crée des expectatives
à propos
de l'énigmatique personnnage de Kurtz à la rencontre de qui le lecteur
part en
voyage. Mais le narrateur la repousse. C'est un livre dans lequel, en
fait, à
la différence de tant de romans de son époque, il ne se passe à peu
près rien,
même si le lecteur est de plus en plus avide de connaître Kurtz. Quand
celui-ci
finit par apparaître, le roman entame sa dernière ligne droite. On
avait un
immense désir de savoir comment est Kurtz, ce qu'il pense du monde et
on entend
un personnage si attendu dire simplement: « Je suis là couché dans le
noir à
attendre la mort (1). » Il annonce certains personnages de Beckett et
de Kafka.
Lorsque enfin on le voit, on découvre qu'on est arrivé jusque-là pour,
en fait,
tomber sur un homme brisé, affrontant les ténèbres qui enveloppent son
propre
être, incapable de ne dire que ces mots au sujet de la vérité ultime de
notre
monde: « Horreur! Horreur! »
Aujourd'hui, Kurtz est encore ici, au fond de notre forêt intérieure
indisciplinée et de la nuit de nos ténèbres. Et nous sommes toujours en
lui.
Bertrand Russell fut le premier à prévoir que ce grand récit de Conrad
résisterait énergiquement au temps. Pour Russell, c'est celui dans
lequel est
le mieux traduite la vision du monde de son grand ami Conrad, un
écrivain qui
s'imposait une forte discipline intérieure et qui considérait la vie
civilisée
comme une dangereuse promenade sur une mince couche de lave à peine
refroidie
qui, à tout instant, peut se briser et englouutir l'imprudent dans un
abîme de
feu. Cette conscience des diverses formes de démence passionnée à
laquelle les hommmes
sont enclins était ce qui pousssait Conrad à croire aussi profondément
à
l'importance de la discipline.
Et j'en parle en connaissance de cause: je passe actuellement beaucoup
de temps
à étudier les divers sens pris par le mot « discipline » chez des
personnes
proches ou éloignées qui m'intéressent. En ce qui concerne Conrad, je
peux dire
que, sur ce chapitre, il n'était pas précisément moderne parce que -
comme l'a
déjà très bien expliqué Alberto Manguel - il n'estimait pas qu'il
fallait
rejeter la discipline comme dépourvue de nécessité (Rousseau et ses
épigones
progresssistes) ni la concevoir comme imposée avant tout de l'extérieur
(autoritarisme) .
Joseph Conrad adhérait à la tradition la plus ancienne, selon laquelle
la
discipline doit venir de l'intérieur, puisqu'il s'agit d'une force
mentale
émise par notre propre génie du lieu, le genius loci, autrement dit
nous-mêmes.
L'homme ne se libère pas en donnant libre cours à ses impulsions et en
se
montrant changeant et incaapable de se contrôler, mais en soumettant la
force
de sa nature à un projet prédominant, à un code mental d'acier qui
sache
éliminer sa liberté la plus sauvage et le situer dans le cadre d'une
vie
disciplinée, en faisant appel aux desseins intérieurs du génie du lieu
•
Traduit de l'espagnol par André Gabastou
(1) Au cœur des ténèbres, Joseph Conrad.
Traduit par Jean-Jacques Mayoux. GF-Flammarion, 1989. Signalons
également la
parution de textes partiellement inédits en français de Joseph Conrad, Du
goût des voyages suivi de Carnets du Congo,
trad. Claudine Lesage,
éd. des Équateurs, 124 p., 12 €.