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LES LIVRES DU MOIS 

ESSAIS 

ARTHUR KOESTLER A TRAVERSÉ LE SIÈCLE en nomade, mais en nomade engagé: il fut de tous les grands combats. De son Testament espagnol à la Quête de l'absolu, il demeura fidèle à son esprit critique et à sa liberté de parole. 

Le démon de l'absolu 

l'Homme sans concessions, Arthur Koestler et son siècle Michel Laval 

Éd. Calmann-Lévy, 705 p., 25 €. 

La tentation est forte pour un biographe de commencer le récit de la vie d'un suicidé par sa mort: n'est -elle pas censée éclairer rétroactivement les plus enténébrés replis de son âme? Michel Laval n'est pas tombé dans ce piège, comme il a su éviter la facilité qui aurait consisté à flatter son héros en martyr: Arthur Koestler n'a-t-il pas toujours eu raison contre les errements tragiques de l'Histoire? Ne fût-ce que pour ce double parti pris, ce livre vaut d'être lu. Mais si l'on y ajoute que l'élégance de l'écriture et la finesse du jugement le disputent à la qualité de l'enquête, on aura compris que le lecteur tient là une des meilleures biographies qu'il nous ait été donné de lire en frannçais depuis ... un certain temps. C'était d'autant moins joué que le personnage présentait un écueil de taille: il avait eu le bon goût d'écrire ses mémoires (La Corde raide, Hiéroglyphes et L’Étrannger du square) avant de mourir, comme on range sa vie, son œuvre et ses petites affaires à la veille d'un grand départ. Tant d'autobiographies ont intimidé des biographes au point de les faire renoncer! Il fallait passer outre, au risque du décalque, du démarquage et de la paraphrase. Non que cette vie et cette œuvre fussent particulièrement confuses ou chaotiques; elles frappperaient plutôt par leur fidélité à une ligne directrice, un« fil d'Arthur» suffisament ténu pour ordonner une pensée et engager une action sur la durée. De 1905 à 1983, entre Budapest et Londres, on peut dire qu'il couvre le siècle. Pas un combat majeur dont il ne fut. Si le XXe doit rester comme le siècle des totalitarismes, alors Koestler en fut bien l'indispensable agitateur, la vigie absolue, le vrai contemporain capital.
C'était un authentique mitteleuropéen, l'un des rares à en concentrer toute la géographie sur sa seule personne, et par toutes les branches de son arbre généalogique. On a rarement vu un homme aussi fidèle à ses premières fois: elles irradient tout ce qui suit. Signe astrologique: nomade, asscendant nomade. Ainsi nomme-t-on affectueusement le cortège des cossmopolites, des déracinés et des exilés qui ont ensemencé la culture européenne. Militant sioniste de la première heure, pionnier romantique en Palesstine pendant trois ans, communiste en vertu de « cette louable erreur» qui le fait un temps dévot de la religion séculière avant de remettre l'idée de l'homme au-dessus de l'idée d'humanité, solitaire sauvé de la mélancolie et de l'ennui carcéral par les Buddenbrook, condamné à mort dans l'Espagne déchirée par la guerre civile, antifasciste de la première heure, interné dans la France de la « drôle de guerre », anticommuniste enragé, consacré par Orwell comme le plus brillant représentant de la littérature de combat.
Le portrait qui sourd de ces pages est particulièrement réussi. Un grand ironique, mais à quel prix! Un sale caractère, teigneux et arrogant, insolent et cynique, maniaco-dépressif et méprisant, intransigeant et hargneux, alcoolique et violent. Un type assez odieux au fond, possédé par le démon de l'absolu. Pourtant, il nous touche dès qu'on le sent envahi par cette sensation d'éternité et d'illimité que Freud nomma si poétiquement « le sentiment océanique ». Et puis quoi, on n'écrit pas Le Zéro et l'Infini sans faire de dégâts colllatéraux: « Il est l'homme sans concessions qui n'a plié devant aucune des deux grandes tyrannies modernes et a osé les défier ensemble. » Pour cela, il fallut que jamais il n'abdiquât son essprit critique et sa liberté de parole. Quitte à payer sa clairvoyance jusqu'à la fin de ses jours d'une haine puissante puis d'une indifférence injuste. Parmi les rares réserves, signalons l'abus de listes de noms, et quelques métaphores inutiles ( La république Titanic de Weimar avait heurté l'iceberg nazi ». Un regret aussi: l'absence de cahier photo. Les images existent, nombreuses et élooquentes ; elles auraient ajouté au sens," mais également augmenté le prix du livre. Mais ne boudons pas notre plaisir. Il est si rare de s'engouffrer dans le parcours d'un intellectuel qui sut mettre ses actes en accord avec ses idées sans jamais céder d'un pouce sur ce qui lui aurait paru indigne • 

Pierre Assouline

A LIRE

Les éditions Calmann-Lévy rééditent trois ouvrages majeurs d'Arthur Koestler:

Le Zéro et l'Infini, Spartacus et Croisade sans croix.