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UN ROMAN ET DES ESSAIS SUR LA LECTURE éclairent l’énigme du sens et du pouvoir des mots à laquelle est consacrée toute l'œuvre de Linda Lê, Pour l'écrivain d'origine vienamienne, à l’instar de la rencontre amoureuse, est “extraction de la folie pour en faire un diamond noir”

 
Linda Lê, une alchimie amoureuse et littéraire
 

Conte de l’amour bifrons
Linda Lê
Éd. Christian Bourgois, 150 p., 20€. 

Le Complexe de Caliban
Linda Lê
Éd. Christian Bourgois, 180 p., 20 €. 

Les personnages de Linda Lê sont comme la glaise des origines, façonnés par un dieu facétieux ou cruel. Ils naissent sous nos yeux, d'un rêve, d'un son, d'une image, par l'entremise d'un narrateur théoricien, maître d' œuvre et poète, dont la discrète présence, tout au long du récit, ne nous cache rien de leur genèse ni de leur épiphanie. Ylane et Ivan, dans Conte de l'amour bifrons, sont deux adolescents déjà cabossés par la vie. Ivan est affligé d'un père odieux, véritable figure du mal et de la destruction; Ylane est une soliitaire courtisée par un consternant cousin qui rêve de la féconder et de lui faire partager son existence lamentable. Après une longue fugue, Ivan se retrouve dans un hôpital psychiatrique où il rencontre Ylane qui y fait de fréquents séjours depuis ses quinze ans. Commence un amour fou, absolu, mystique, déconcertant de beauté et d'innocence, de ceux que la littérature n'ose presque plus conter: un méchant oiseau ricane parfois à l'oreille du narrateur qu'en ces temps de cynisme, le récit d'un amour chimiquement pur est le dernier scandale possible. Car c'est bien de chimie qu'il s'agit, et même de « l'énigme qu'est l'alchimie de la rencontre ». Une alchimie décrite avec une simplicité de forme, une économie de traits, une présence au monde, une« naiveté »lumineuse que l'on ne trouve guère que chez Chrétien de Troyes ou dans la peinture des grands maîtres d'Orient: «L’amour qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre les étonnait eux-mêmes, après le désert qu'ils avaient traversé. La folie d'Ivan lui apparaissait comme un voyage initiatique. Ylane était le but du pèlerinage. » Et c'est bien sûr le narrateur, le peintre au travail, qui est le Janus bifrons de ce roman, entre la tentation de la pureté et celle de la lucidité critique sur sa propre entreprise. Entre l'absolu de l'énigme et la chronique d'un amour qui se délite dans le quotidien.

Le Complexe de Caliban, composé d'une série de beaux essays sur la lecture, éclaire opportunémeit l'énigme du sens que Linda Lê traque dans son travail romanesque, et livre l'une des clefs de sa démarche. Dans La Tempête de Shakespeare, Caliban est ce personnage sauvage, fruste, soumis à Prospéro le magicien : «Au commencement étaitle verbe.
Et le verbe était Prospéro. Prospéro l'ennseigna à Caliban. Ce dernier apprit donc à s'exprimer dans une langue qui n'aurait pas dû être la sienne. L’écrivain qui choisit d'écrire dans une langue autre que celle dans laquelle il a grandi vit son rapport à cette autre langue comme Caliban vit sa soumission à Prospéro.»

Le Complexe de Caliban raconte le chemin de Linda Lê avec les compagnons qu'elle a choisis: Amiel, Cioran, Steiner, Andreïev, Hermann Broch, bien d'autres. Elle raconte aussi comment une jeune fille née au Vietnam s'est emparée de toute la culture occidentale, l'a faite sienne, se voulant désormais une vigilante gardienne du sens, une Antigone qui déplore l'affaiblissement des mots et la faillite du sens: « Plus que jamais s'impose la tache antigonienne, que se fixait Broch, d'ôter à l'art son nimbe de pseudo-sainteté et de triompher de la mort. » Comme la rencontre amoureuse, comme la révélation de l'amour qui foudroie Ylane et Ivan avant de les jeter hors du paradis, «l'authentique littérature est alchimie, extraction de la folie pour en faire un diamant noir». À ceci près, pourtant, que « le miracle de la littérature relève davantage de la solution mathématique que de l'extatique inspiration. » • Bernard Fauconnier

Née en 1963 à Dalat au Vietnam, Linda Lê, virtuose du monologue imprécatoire, est l'auteur de nombreux romans chez Bourgois, dont les Évangiles du crime (1992), Les Trois Parques (1997), Lettre morte (1999), Les Aubes (2000). Elle a aussi publié l'essai littéraire Tu écriras sur le bonheur (éd. PUF, 1999).


Le Magazine Littéraire, Mars 2005