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“yet from those flames No light but rather darkness visible."

Milton, Paradis perdu (I, 62)

A la fin du Cœur des ténèbres, la marée a tourné sans que s'en avisent les auditeurs de Marlow. Il les a entraînés à sa suite de l'estuaire de la Tamise à celui du Congo, de Londres à Bruxelles, de l'Europe au centre de l' Afrique, sans jamais se départir de sa pose de Bouddha. Voyage au "long cours", certes, mais assez ordinaire pour un homme comme Marlow dont la carrière de marin se calque sur celle de son créateur, Conrad (1857-1924). Voyage exceptionnel cependant, qui va imposer à Marlow des franchissements de lignes infiniment plus significatives que celle de l'équateur, et des métamorphoses radicales: cet homme qui n'a jamais compté que sur lui-même, qui déteste le mensonge, et qui a couru les mers d'Australie et d'Extrême-Orient sur les plus grands voiliers (cf. Jeunesse), va se faire un peu "gigolo" pour devenir marin d'eau douce sur un misérable vapeur, et pratiquer la dissimulation sous toutes ses formes. Navigation exemplaire qui oblige donc à risquer son âme autant que sa vie, mais dont la destination ultime semble bien être ce voyage immobile, par les mots, auquel nous convie Joseph Conrad.

Quand il se lance dans cette aventure, "l'Ancien Marin" Conrad a plus de quarante ans et trois romans à son actif. Il n'en est pourtant qu'à ses débuts dans la littérature et, peut-on ajouter, dans la paternité, deux raisons d'angoisse pour cet homme tourmenté. En effet, 1898 voit la naissance de son premier fils, et la publication d'Inquiétude, recueil où figure "Un avant-poste du progrès", nouvelle déjà inspirée par son expérience au Congo. Son ami, Edward Garnet, décrit pour nous l'écrivain à cette époque: "J'ai le souvenir d'un homme aux cheveux sombres, petit mais dont les gestes nerveux étaient extrêmement gracieux, aux yeux brillants tantôt mi-clos et pénétrants, tantôt doux et chaleureux, d'abord vigilant et toutefois caressant, dont le discours était tour à tour engageant, circonspect, et bourru." Portrait tout en contrastes, qui résume bien la vie de ce Polonais naturalisé sujet britannique, et si bien intégré qu'il bénéficia d'une liste civile à partir de 1911; de ce romancier tardif bientôt acclamé comme l'un des plus grands écrivains de langue anglaise, mais qui eût préféré faire sa carrière en français; de cet aristocrate auquel vingt ans dans la marine ne firent pas perdre ses manières aristocratiques, et qui refusa pourtant le titre de Chevalier quand un Premier ministre travailliste décida de le lui offrir; de ce sceptique enterré selon les rites catholiques. Pour Cedric Watts, si un dieu s'intéressa à Conrad, il ne pouvait s'agir que de Janus aux deux visages.

Il suffit pour s'en convaincre de considérer quelques-uns des éléments qui présidèrent à la destinée de Jozef Teodor Konrad Naçcz Korzeniowski. Quand il vient au monde, la Pologne est rayée de la carte de l'Europe depuis près de quarante ans, et celui à qui l'on reprochera d'avoir trahi la mère-patrie est en fait citoyen russe. Ses parents appartiennent à cette noblesse terriene qui prône tout à la fois la libération des serfs et l'indépendance nationale. Arrêtés et déportés pour un temps dans le nord, ils meurent à peu d'années de distance et, à 11 ans, leur fils est confié à son oncle, Tadeusz Bobrowski. Peu à peu, Conrad se met en tête de devenir marin. Dans Souvenirs, il présentera son choix comme celui d'un "incorrigible Don Quichotte" polonais qui souhaite courir le plus de risques possibles (idéal qui rappelle celui dujeune Russe dans Le Cœur des ténèbres) ; peut-être souhaite-t-il également échapper à ceux de la conscription russe? Dans ce but, à 16 ans, il quitte la Pologne et s'installe à Marseille. Il y pratique le métier de marin, la vie de bohème, et un peu de contrebande. L'équilibre est précaire et, quand  il se rompt, Conrad fait une tentative  de suicide et appelle l'oncle Tadeusz à l'aide. Les deux homes s'accordent sur la nécessité d'une existence plus disciplinée et, en 1878, Conrad s'engage dans la marine marchande britanique sans connaître trois mots d'anglais. En malgré une propension à changer souvent de navire, il passé tous les examens indispensables à l'obtention du brevet de capitaine. Pendant huit années encore il continu sillonner toutes les mers du globe, rencontrant nombre de ceux qu'il fera revivre dans ses romans. Entre commandements, il se met à écrire La Folie-Almayer don’t le manuscrit l'accompagne au Congo, puis en Australie. L'accueil fait par la critique à ce premier roman, puis son mariage amènent Conrad à se sédentariser et l'encouragent à se consacrer à la littérature.

Rédigé en trios mois, Le Coeur des ténèbres fut d’abord publié en livraison dans le respectable Blackwood' s Magazine de février à mars 1899. Il parut en volume trois ans plus tard avec Jeunesse et Au bout du rouleau, et dans une "Note de l'Auteur" Conrad apporte les précisions suivantes: "Il fallait donner à ce sombre thème une résonance sinistre, tonalité particulière, une vibration continue qui, je l'espérais du moins, persisterait dans l'air et demeurerait encore l'oreille, après que seraient frappés les derniers accords”. Il est certain que l'expérience congolaise avait vibré en Conrad longtemps après s'être terminée. Elle remontait à 1890 et résultait, comme pour Marlow, de ses difficultés à trouver un commandement. Grâce à une parente, Marguerite Paradowska, il obtint un emploi auprès de la "Société Anonyme Belge pour le Commerce du Haut-Congo", et il s'embarqua, en mai pour gagner Matadi, à l'embouchure du Congo, et accomplir des exploits dignes de ceux du célèbre explor Stanley "retrouvant" Livingstone. Sa disillusion fut grande.

L'État Libre du Congo est alors la propriété personnelle de Léopold II qui le fait exploiter par des compagnies concessionnaires. Quand le souverain se trouve à court de fonds, les autorités taxent les indigènes, les contraignent à apporter des quantités précises de latex et d'ivoire, organisent des expéditions punitives pour rappeler la main d'œuvre à la docilité. En juin, Conrad rencontre à Matadi Roger Casement; consul de Grande-Breta ne, il dénoncera, en 1903-1904, les crimes de la colonisation léopoldienne, avant de finir pendu pour haute trahison après le soulèvement de Dublin en 1916. Une commission d'enquête viendra sur place et, acculé, Léopold cédera le Congo à la Belgique en 1908. Les exactions diminueront d'intensité sans disparaître totalement si l'on en juge par les récits d'André Gide dans Voyage au Congo (1925) dédié à Conrad.

Après une marche de plus de trois cents kilomètres, celui-ci arrive en juillet à Kinshasa où il rencontre le directeur, Camille Delcommune. L'antipathie est immédiate et réciproque. Conrad se retrouve sans tarder sur Le Roi des Belges, mais le vapeur est commandé par le capitaine Koch et c'est pour une expédition de routine. Il s'agit d'aller rechercher un agent malade qui meurt à bord, comme Kurtz. De retour, Conrad voit confiée à un certain Carlier la responsabilité du Florida qu'on lui avait promise à Bruxelles. Il exorcisera sa déception et sa rancœur en faisant de lui l'un des deux héros pitoyables d"'Un avant-poste du progrès". Le 26 septembre, il écrit à M. Poradowska: "Tout m'est antipathique ici. Les hommes et les choses, mais surtout les hommes. Et moi, je leur suis antipathique aussi." L'aventure aura duré quatre mois seulement, mais c'est un Conrad physiquement et moralement épuisé qui rentre à Londres.

Ce traumatisme, Marlow s'en fait l'écho dès qu'il prend la parole. L'expérience congolaise a fait de lui un homme pour qui désormais les ténèbres sont toujours visibles: les ténèbres, c'est-à-dire le passé dans le présent, le primitif dans le civilisé, le mensonge dans la vérité, la corruption dans l'idéal, et la mort dans la vie. La richesse symbolique de ce roman est telle (excessive, selon Conrad) que l'on a pu y lire une parabole du récit, ou bien encore une plongée dans l'inconscient, sans en épuiser l'opacité. Obscurité narrative et thématique, mais obscurité paradoxale d'un récit qui est aussi une étude minutieuse sur l'instabilité des éclairages et sur les clartés aveuglantes. Dans cette perspective, les ténèbres signalent moins une absence qu'une synthèse de toutes les lumières, de même que le blanc et le noir réalisent celle de toutes les couleurs. Capable de percer les tenèbres, Marlow apparait doué d'une acuité visuelle supérieure à la moyenne, et différent des autres. Tant que le soleil brille encore sur la Tamise, les hommes rassemblés sur la Nellie se satisfont d'une "contemplation placide" de la surface de l'estuaire. Marlow se met à parler quand la nuit est seulement' 'trouée" par le reflet de Londres sur le ciel. Si les autres marins se contentent d'une vision sommaire du monde, lui ne cesse de porter les yeux plus loin, de traquer le moindre halo, en quête de ces éclairages ambigus qu'il juge les plus révélateurs. Mais, avant le Congo, s'il les recherche, c'est en esthète impassible, en collectionneur de nuances et d'effets, bien décidé à ne pas franchir la frontière mouvante entre surface et profondeur.

Tout enfant, il explore la surface du monde entier dans les atlas, puis c'est le fleuve du Congo, le tracé noir striant la carte qui le fascine. Dès Bruxelles, la prédominance du blanc et du noir (le sépulcre blanchi, les tricoteuses de laine noire) s'affirme comme un démenti à la "lumière chiche" qui règne dans les bureaux de la Compagnie. Pour Marlow, cette vision de surface donne pourtant lieu à une prévision de profondeur, et il a le sentiment de s'apprêter à partir non plus' pour le centre d'un continent mais vers le centre de la Terre. Arrivé à Matadi, il se trouve aveuglé par le soleil, il ferme

les yeux et se dit que les pires explosions ne produisent aucun changement sur "la surface du rocher". Au même moment, toutefois, il "prévoit" la présence du mal et le rencontre effectivement dans l'obscurité verdâtre du bosquet de la mort. Les hommes qui lui apparaissent ensuite (le comptaable, le directeur, le briquetier) ne sont que des "visions", des silhouettes caricaturales semblables aux mannequins dont les ombres sont projetées sur le mur de la caverne, dans la République de Platon. Sur Kurtz ils ne fournissent que des lumières illusoires. Marlow se protège d'eux par le travail, les "incidents superficiels", plaques de tôle et autres histoires de rivets. Mais une fois qu'il est sur le fleuve, la profondeur s'impose à lui et ne le lâche plus. Les arbres cachent en partie le soleil ou bien l'obscurité arrive avant l'heure, ou bien le brouillard installe une sorte de nuit blanche en plein jour et, sous ces éclairages qui bousculent l'ordre naturel, Marlow doit affronter des abîmes: l'appétit et la patience insondables des cannibales, le danger des hauts-fonds et des écueils. Obsédé par la crainte de couler le navire et de noyer les passagers, il est contraint de regarder en lui-même et il y découvre le passé de toute l'humanité. La ligne sur la carte s'est métamorphosée en puits menant au centre de la Terre, le déplacement dans l'espace vers l'amont du fleuve est devenu voyage dans le temps et retour aux sources. Ce qu'il appelle 'sensation de cauchemar" signale en fait le passage dans une réalité autre, et digne des grands mythes de la navigation qui peuplaient les Antipodes d'êtres géants et cannibales, assez semblables à Kurtz. Là, celui-ci n'est pas soumis aux lois de la gravitation et Marlow, devant lui, s'avoue privé de tout repère. Il ne lui reste qu'à se colleter avec un fantôme, une vapeur, une âme.

Que la réalité de surface sauve Marlow d'un retour à la sauvagerie importe assez peu en fin de compte. Elle ne l'a pas sauvé de cette incursion de "l'autre côté": il a vu ce que dissimulait le voile et il a vécu l'agonie de Kurtz. Il est désormais capable de voir la nuit. Ce n'est pas un hasard s'il choisit d'aller voir la fiancée de Kurtz à l'heure indécise du crépuscule. Dans le sépulcre bruxellois, l'appartement de la jeune femme est un étrange tombeau contenant un piano-sarcophage. Les morts y ressuscitent tandis que les vivants deviennent l'ombre d'eux-mêmes ou le négatif d'un autre, et tout le décor s'organise en miroirs pour donner une image inversée de la réalité. En ce lieu, et sans bouger, Marlow refait le voyage du Congo et se trouve confronté à "l'horreur": elle réside pour lui dans une clairvoyance excessive, dans sa nouvelle capacité à voir les deux côtés du miroir en même temps, dans l'inconfort de ce plan médian où il se tient désormais, avec l'obligation de mettre les deux mondes en contact, de dire et de traduire ce qu'il a vu de l'autre côté.

Marlow n'a pas, après tout, du Bouddha que la pose. Le Congo l'a bel et bien transformé en Grand Nautonier qui fait passer sur l'autre rive. Dans le même temps, il est devenu le narrateur idéal, médiateur exemplaire entre le lecteur et ce Conrad qui écrivait: " 'homo duplex', cela veut dire bien des choses dans mon cas".

C. Pappo-Musard

 

Bibliographie

1895: Almayer's Folly (La Folie-Almayer) - 1896: An Outcast of the Islands (Un paria des îles) - 1897: The Nigger of the 'Narcissus' (Le Nègre du  'Narcisse') - 1898: Tales of Unrest (Inquiétude) - 1899: Heart of Darkness en livraisons (Le Cœur des ténèbres) - 1900: Lord Jim - 1902: Youth (Jeunesse) - 1903: Typhoon (Typhon) - 1904: Nostromo - 1906: The Mirror of the Sea (Le Miroir de la mer) - 1907: The Secret Agent - 1911: Under Western Eyes (Sous les yeux de l'Occident) - 1912: A Personal Record (Souvenirs); 'Twixt Land and Sea’ (Entre terre et mer) - 1913: Fortune 81915: Within the Tides (En marge des marées); Victory - 1917: TheShadowwLine (La Ligne d'ombre) - 1919: The Arrow ofCold (La Flèche d'or))1920: The Rescue (La Rescousse) - 1922: The Rover (Le Frère de la Côte).