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A Kouchtchevskaïa, une bourgade près de la mer Noire, le massacre de douze personnes a bouleversé la Russie.
Victoria Kostiouk et sa fille Raissa pleurent sur les tombes de la fille (Elena, 9 mois)
et du beau-père de Victoria, sauvagement assassinés le 4 novembre dernier


 

de notre envoyé spécial

Kouchtchevskaia ! Quand ils entenndent ces quatre syllabes, les Russes frissonnent. C'est le nom d'une bourgade agricole, près de la mer Noire. Le drame qui vient de s'y dérouler a ébranlé le pays au plus proofond de son âme. Car il dit l'extrême violence, la corruption et le chaos qui règnent dans la Russie d'aujourd'hui.

Ce 4 novembre, jour de fête nationale, un riche fermier tatar reçoit sa famille et des amis. Il est 19h20. Les douze convives passent à table. Ils n'entendent pas les intrus qui se glisssent par une porte dérobée. Ce sont des sauuvages, des « sans-limites », comme on dit en Russie. lis égorgent les enfants, dont un bébé de 9 mois. Etranglent les vieux et les femmes. Assomment le chef de famille puis l'égorgent à son tour. Douze meurtres commis de sanggfroid. Les « sans-limites» mettent le feu à la maison et, se cachant à peine, rentrent chez eux.

Le même jour, une équipe de télévision de Moscou est en tournage non loin de là. Par hasard, elle apprend la nouvelle de l'incendie et se rend sur place. Elle découvre le massaacre, filme. Les images sont diffusées dans tout le pays, des frontières de l'Ukraine à Vladivostok. La Russie, qui a connu d'autres atrocités, est choquée. Pourquoi une telle sauuvagerie? D'où vient ce sentiment d'impunité? Que se passe-t-il dans cette région stratégique, Kouban, qui accueillera les jeux Olympiques d'hiver en 2014? Le Kremlin est contraint de diligenter une enquête. Il déépêche sur place le patron du SK, le FEI russe. La presse - dont « le Nouvel Observateur» - cherche aussi. Ce que l'on va découvrir dépasse l'imagination et jette une lumière effrayante sur la Russie de Poutine.

Si la télévision de Moscou ne s'était pas déplacée, le drarne aurait été étouffé. Au mieux, les autorités locales auraient annoncé que douze personnes étaient mortes dans un banal incendie. A Kouchtchevskaïa, personne n'aurait démenti, ni les voisins ni la police. La peur. L'habitude. Les « sans-limites» sont des intouchables. Ces dernières années, ils ont commis plusieurs meurtres, beaucoup de viol et de vols aussi. Mais aucun d'eux n'a jamais été inquiété.

Les raids de la Brigada

Ils appartiennent à un groupe mafieux qui terrorise cette agglomération de 30000 habitants depuis une décennie. La bande se fait appeler « Brigada », du nom d'une célèbre série télévisée russe sur la mafia. Elle est protégée par les patrons de la police, les procureurs et les juges, qu'elle rémunère grassement. A Kouchtchevskaïa, le pouvoir et le monde du crime ont fusiOlmé. Et tout le monde le sait.

Ici, le chef suprême est un meurtrier récidiviste de 35 ans, Sergueï Tsapok. C'est un voyou du coin, un sadique charismatique qui contrôle un petit empire: 30000 hectares de terres, des fermes, des porcheries, une compagnie de sécurité et une vingtaine de « sans- limites ». C'est sa mère, une ancienne d'un kolkhoze de légumes, qui s'occupe des cultures et de l'élevage. Ses employés sont des Ukrainiens et des Moldaves, qu'elle traite comme des esclaves et qu'elle fait enchaîner.

Le chef de Brigada a accumulé sa fortune à coups de « raids », une machination crapuleuse à la fois brutale et sophistiquée, très en vogue en Russie. Cela se déroule en plusieurs étapes. Un procureur à la solde du « raider » lance des poursuites infondées contre le propriétaire du bien visé. Le malheureux est jeté en prison par des policiers eux-mêmes corrompus. Pour sortir, il doit vendre son affaire au « raider» à très bas prix. S'il refuse, des « sans-limites» ou d'autres policiers le torturent dans sa cellule. S'il résiste encore, on le laisse croupir derrière les barreaux ou on le tue, pendant que des juges, eux aussi de mèche, falsifient les documents de propriété officiels. La proie est découragée, morte ou en prison. Elle n'a plus de recours. Le bien change de mains. Le « raid» est réussi.

C'est ce qui est arrivé à Olga Bogatchova, une belle femme de 52 ans aux yeux clairs et aux traits tirés. A force de travail, son mari, Valeri, avait monté une grosse affaire à Kouchtchevskaia. Il avait des fermes, une briqueterie, une brasserie ... En 2003, le chef de Brigada, qui n'a alors que 28 ans, décide de s'en emparer. Il menace Valeri et exige qu'il lui cède son entreprise florissante pour quelques roubles. Valeri refuse. Le raid commence. La justice le harcèle. Il ne cède pas. Des «sans-limites » le brutalisent. Il résiste toujours. Alors on l'assassine. Après son enterrement, Olga, sa veuve, se présente au siège de sa firme. Elle veut reprendre les rênes. Impossible. Des juges à la solde de Tsapok ont falsifié les documents de l'héritage. “Les nouveaux "propriétaires" m'ont jetée dehors, sans un sou”, nous raconte Olga, qui depuis vit d'expédients.

De raid en raid, le chef de Brigada entreprend, lui, de devenir un notable. Il joue au mécène, donne au denier du culte et aux associations d'anciens combattants. Il s'offre un titre de docteur ès sciences, qu'il achète quelques milliers de dollars. Cela se fait beauucoup en Russie aujourd'hui. Il se paie aussi un poste de député à la Douma locale, sur la liste du parti de Poutine, Russie unie. C'est cher mais lucratif. D'autant qu'il préside la très respectable commission du budget, celle qui attribue les marchés publics. Certains le voient bientôt gouverneur. On le dit en cour: il aurait même assisté à l'investiture de Dmitri Medvedev en 2008, au Kremlin.

« Ils se tiennent tous »

Pourquoi, devenu riche et influent, le chef de Brigada organise-t-ille massacre du 4 novemmbre ? Pour prendre les terres du fermier tatar? Ou s'agit-il d'une vendetta entre clans rivaux ? Rien n'est sur. Sauf une chose: Tsapok pensait que ces meurtres demeureraient impunis. Mais la télévision de Moscou et la police fédérale russe s'en sont mêlées. Le scandale est trop gros. Sergueï Tsapok et ses «sans-limites» sont arrêtés et jetés en prison. Certains de leurs complices au sein des autorités sont inquiétés. Le chef de l'antigang de Kouchtchevskaïa est mis sous les verrous. Il avait acheté la plus belle maison de la bourgade et était parrain des enfants de Tsapok. Sa complicité était flagrante, voyante. Moins exposé, le procureur de la ville est seulement limogé. Un autre haut gradé aussi. Mais c'est tout. Pas question de remonter plus haut, jusqu'à la capitale de la région, Krasnodar. Ce serait trop dangereux.

“Les autorités régionales savaient tout des activités de Brigada mais elles n'ont rien fait” s'exclame Tatiana Pavlovskaïa, journaliste locale, qui a écrit plusieurs articles courageux sur le gang bien avant le massacre. Le gouverneur de Kouban, une région grande comme deux fois Rhône-Alpes, jure qu'il n'en est rien. Personne ne le croit. On connaît ses turpitudes. “Il a acccumulé une fortune personnelle – 100,000 hectares de terres - grâce à des "raids ", comme Tsapok”, dit un autre journaliste, Dmitri Sokoloff-Mitrich.

Sous la pression, il a tout de même démis de ses fonctions le chef régional de la police. Mais celui-ci a été nommé illico vice-président de la banque de Krasnodar. Personne d'autre n'a été inquiété. Le procureur de la région est resté à son poste. Ses adjoints aussi. Ainsi que les chefs du FSB, l'ex-KGB. “Ils se tiennent tous, dit Tatiana Pavlovskaïa. Dans la région, tout le système est gangrené.” Ce n'est pas mieux ailleurs en Russie. Le drame de Kouchtchevskaïa a délié les langues. En décembre, les habitants d'une ville située à 200 kilomètres de Moscou se sont adressés à Dmitri Medvedev. Ils lui ont écrit que, chez eux, le chef de la police rackette au nom du gang qui tient la ville. Des blogueurs ont fait connaître des faits similaires dans d'autres proovinces. Si bien que le président de la Cour constitutionnelle russe, Valeri Zorkin, a lancé un cri d'alarme: “Il apparaît chaque jour davanntage que le modèle Kouchtchevskaïa -la fusion entre le gouvernement et le monde criminel n'est pas unique”. Si la situation continue, a-t-il ajouté, “nos citoyens seront séparés entre deux catégories: les prédateurs et les sous-humains, conscients qu'ils ne sont que des proies”.

Pour mesurer l'ampleur du mal, il faut écouter un grand gaillard sibérien, Alexei Dimovski. Cet ancien officier des stups est une star d'internet en Russie. Fin 2009, il a mis sur YouTube une vidéo visionnée par des millions d'internautes. Avec force détails, il dénonce les agissements des forces de l'ordre à Novorossisk, une ville portuaire où il a été en poste pendant cinq ans. “Ce qui rapporte le plus aux gradés, nous explique-t-il dans un café, c'est la protection - la "kricha" comme on dit en russe - des groupes criminels. Ils leur assurent l'impunité contre des milliers de dollars chaque mois.” Il D'après les spécialistes, ce qu'il décrit est vrai pour toute la Russie.

« J'ÉTOUFFAIS LES PETITES AFFAIRES POUR 500 DOLLARS. »

Dimovski admet avoir « touché» lui aussi. “Pour 500 dollars, dit-il, j'étouffais les petites affaires. Je reversais 30% à mon chef, qui, lui, classait les grosses moyennant beaucoup plus. D'habitude, c'est 50/50 avec les supérieurs, mais, à Novorossisk, les officiers subalternes ont des charges particulières.” Sur leurs deniers personnels, ils doivent offrir “des gueuletons et des putes” aux gradés venus de la capitale inspecter les commissariats de la ville et leur donner un satisfecit. Il “C'est un bon moyen pour nous pousser à voler”, commente l'ex-officier, licencié après ses révélations.

Selon Alexeï Dimovski, la situation a empiré ces dernières années. “La hiérarchie policière est rarement sanctionnée par un pouvoir qui a besoin d'elle pour tenir la société, explique-t-il. Alors elle se conduit elle-même comme une organisation criminelle.” Intouchables, les hauts gradés organisent déormais des « raids» pour leur propre compte. D'après l'ancien officier, c'est par cette méthode que l'un des patrons de la police de Krasnodar a mis la main sur une compagnie de location et de vente de vidéos et qu'un autre est devenu propriétaire d'une chaîne de marchands de glaces de la région. Ces révélations ne surprennent pas le politologue Mikhaïl Savva, spécialiste de la police. “Sur 1 700 personnes détenues en prison préventive à Krasnodar, dit-il, j'en ai dénombré 1 000 qui sont des victimes de "raids".”

Toute la chaîne policière est complice, jusqu'au sommet. On« touche» à chaque étage et chaque fois plus. C'est pourquoi un poste élevé au ministère de l'Intérieur se vend très cher: 1 million de dollars pour devenir général de la milice, explique Sergueï Kanaev, le spécialiste des affaires criminelles à «Novaïa Gazeta ». Evidemment les haut gradés de Moscou sont les plus riches, ils roulent en Mercedes 500 ou en Porsche Cayenne et possèdent une villa à Roublovka, la banlieue ultrachic de la capitale.

Ces officiers supérieurs sont si gourmands que parfois même les chefs des groupes criminels (les “voleurs en loi”, comme on dit en Russie) se plaignent d'eux au Kremlin. Fin 2009, la femme de « Vovo le Pétersbourgeois » a écrit au président Medvedev pour dénoncer leurs méthodes. “Chaque mois, Vovo payait des centaines de milliers de dollars à sa "kricha" qui était le chef de la lutte contre le crime organisé à Moscou, raconte Sergueï Kanaev. Malgré cette protection, il a été jeté en prison pour trafic de drogue.” Un autre « voleur en loi» avait probablement payé plus cher la «kricha» en question.

La « kricha rouge » du FSB

Il n'y a pas que la police. Le FSB - le corps de l'Etat le plus craint et le plus puissant de Russie - se nourrit aussi sur la bête. Andreï Soldatov enquête sur l'ex-KGB depuis des années. Il vient de publier un livre au titre évocateur, «la Nouvelle Noblesse ». Dans la Russie d'aujourd'hui, explique-t-il, les officiers de ce service secret sont comme les aristocrates d'autrefois : ils ne travaillent pas et vivent de leur rente - la «protection » des grands groupes criminels et des entreprises d'importance. “Les directeurs de division du FSB sont les "kricha" les plus recherchées et les plus chères”, dit Andreï Soldatov. A leur propos, on parle de «kricha rouge », puisque c'est la couleur de la carte du service secret.

Pour être sûrs de leur soutien, les chefs d'entreprise ne se contentent pas de les payer, ils font tout pour leur plaire. “Récemment, j'ai croisé un banquier qui, sur le revers de sa veste, portait un insigne du FSB en or et en diamants, raconte Kirill Kabanov, le président d'une ONG de lutte contre la corruption. "On m'a accepté dans l'association des anciens du KGB", m'at-il dit fièrement, alors qu'il n'a jamais fait parrtie du service.”

Comme les policiers, les gradés du FSB parrticipent à des raids contre des grosses entreprises. Alexandre Stepanov est la 154e fortune de Russie. Sa firme, qu'il a créée il y a vingt ans, Energomach, fabrique des centrales électriques au gaz et emploie 15 000 personnes dans toute la Russie. Aujourd'hui, il accuse un ancien ministre de Poutine, German Gref, d'utilier les services du FSB (et du procureur général de Russie) pour lui voler son entreprise. L'affaire fait grand bruit dans la capitale. Selon la presse économique russe, il ne serait pas la seule victime de Gref et du FSB.

Ce n'est pas tout. Les officiers de l'ex-KGB puisent directement dans les biens de l'Etat, sans être inquiétés par l'autorité politique. Dans son livre, Andreï Soldatov rapporte une histoire édifiante. Il y a quelques année, l'un
 

EN 2009, IL Y A EU 46 000 MEURTRES. 28 000 N'ONT MÊME PAS FAIT L'OBJET DE POURSUITES.

des chefs du FSB avait des vues sur un terrain dans la banlieue la plus chère de Moscou. Le service secret était propriétaire du lieu. Il a demandé au responsable du patrimoine du FSB de lui donner purement et simplement l'inestimable terrain. Evidemment, sa requête a été acceptée. Dans la foulée, d'autres officiers de rang très élevés ont aussi reçu des parcelles similaires, gratuitement, alors qu'elles valent des fortunes. Depuis, tous ces hommes de l'élite, ces princes de la nouvelle Russie, y ont fait construire de splendides villas, derrière de hauts murs en métal - pour être protégés de leur peuple.

Quand celui-ci va-t-il se révolter? Après son arrivée au Kremlin, Vladimir Poutine a imposé “la verticale du pouvoir”, un système politicosécuritaire qui, disait-il, allait rétablir la loi et l'ordre dans le pays. Il a donné les pleins pouvoirs au FSB, à la police et aux gouverneurs des régions. Mais, faute de contrôle démocratique, ce système est vite devenu une verticale de la corruption et du crime.

Selon Transparency International, la Russie est de loin le pays du G20 le plus corrompu. Au niveau mondial, elle est classée 154e, au même niveau que le Kenya. En outre, le nombre d'assassinats a dramatiquement augmenté depuis dix ans, c'est-à-dire depuis l'arrivée de Poutine au pouvoir. Rien qu'en 2009 il y a eu 46000 meurtres sur le territoire russe. 28 000 n'ont même pas fait l'objet de poursuites et sont donc restés impunis. En somme, des centaines de Kouchtchevskaïa, tous les jours.

VINCENT JAUVERT

LE NOUVEL OBSERVATEUR

FÉVRIER 2011

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