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PORTRAIT 

  

© Jerry Bauer

Nul autre philosophe que Hannah Arendt ne donne à la lecture ce sentiment qui ressemble à de la gratitude.  

Au bout de la pensée

 

Disparue il y a trente ans, la philosophe Hannah Arendt, revendiquée par tous mais souvent minorée, avait tenu un "Journal de pensée", aujourd'hui traduit. Fulgurant, émouvant.

 

Il y a eu un jour de juin, en 1950, où la philosophe Hannah Arendt a décidé d'ouvrir un cahier, d'y inscrire la date et de commencer à écrire son « journal de pensée » (enfin disponible en français). Elle le tiendra pendant vingt-trois ans. Elle remplira vingt-neuf cahiers, dont un entièrement consacré à Kant, son inspirateur de toujours. Qui était Hannah Arendt en ce début d'été 1950 ? Une femme de 44 ans, une juive née en Allemagne, exilée à New York, apatride - elle n'obtiendra la nationalité américaine que l'année suivante. Une philosophe, qui a d'abord vécu de petits boulots, sans poste fixe à l'université, hantée par la politique de folie qui a exterminé les siens. Elle n'a jusqu'ici publié que quelques articles mais vient de mettre la dernière main à ce qui demeure son grand oeuvre : Les Origines du totalitarisme (publié en 1951 aux Etats-Unis).

 

En cet été 1950, elle rentre juste d'un long voyage en Europe, où elle n'avait pas remis les pieds depuis neuf ans. A Bâle, elle a enfin revu son maître et ami Karl Jaspers. A Fribourg, elle a retrouvé son maître et ancien amant Martin Heidegger, avec lequel elle avait rompu vingt-trois ans plus tôt. Rupture amoureuse : histoire banale de l'amante qui ne veut pas rester maîtresse d'un homme qui veut rester le mari d'une autre. Mais surtout rupture politique : Heidegger épouse les thèses du national-socialisme dès le début des années 30, adhère au parti nazi de 1933 à 1945, un engagement pour lequel Hannah n'aura jamais aucune sorte d'indulgence même si elle renoue alors avec lui, philosophe et amant. C'est de Heidegger qu'elle aura appris cet exercice de consigner « son penser » pour approcher ce que penser veut dire. Peut-être sont-ce ces retrouvailles qui, ce jour de juin, lui ont donné envie d'ouvrir un cahier et d'y inscrire : « injustice commise - réconciliation ». Puis, à la page suivante : « Qu'est-ce que la politique ? »

 

Journal de pensée, donc. Aucun écrit de circonstance. Comme seules présences des événements de sa vie : deux ou trois notes d'emploi du temps, un texte sur la mort de son ami Hermann Broch et puis, en novembre 1970, juste la mention « le 31 octobre, Heinrich [Blücher] est mort » (son mari et compagnon de pensée). Tout le reste, c'est-à-dire le tout, est philosophie. Parfois une citation, une idée, le plus souvent des leçons complètes, de longues méditations-études de textes. Inlassablement, Hannah Arendt relit Platon, Aristote, Marx, Heidegger, Kant, Cicéron, Montesquieu, Rousseau, Tocqueville... Elle passe d'une langue à l'autre, du grec ancien, qu'elle cite de mémoire, à l'hébreu, du français à l'anglais.

 

Mais les neuf dixièmes du journal sont écrits en allemand. Sylvie Courtine-Denamy souligne en postface combien cette polyglotte, qui écrivait et publiait en anglais, continua toute sa vie de penser en allemand. Sa langue maternelle comme vraie patrie pour celle qui fut destituée en 1937 de sa citoyenneté. Sans doute se souvient-elle du tract écrit par l'Association générale des étudiants allemands en 1933, intitulé « Contre l'esprit non allemand » et qui stipulait : « Le juif ne peut penser que de manière juive. S'il écrit en allemand, il ment. »

 

Allemande, donc, Hannah Arendt ; et juive ; et américaine. Sioniste de la première heure ; et militante de l'Etat binational prôné par Judah Magnes dès 1940 ; et critique à l'égard de la politique israélienne ; et toujours inquiète pour la pérennité d'Israël. Philosophe qui se moquait des « penseurs de profession » ; et spécialiste de théorie politique ; et journaliste. Proche des thèses anarcho-révolutionnaires de son mari Heinrich Blücher, engagée dans la bataille pour les droits civiques aux Etats-Unis et contre la guerre du Vietnam ; et défenseur, au nom du « monde commun », de la tradition dans la transmission de la culture.

 

Toujours entre deux, inclassable, contradictoire souvent, ambivalente parfois, jamais incohérente. Il y a dans tous ses écrits sur la « question juive » de quoi convaincre aussi bien les sionistes que les antisionistes. Ses analyses pionnières du totalitarisme (fondé sur le diptyque : antisémitisme, impérialisme), où elle opérait un rapprochement entre nazisme et stalinisme, dérangèrent l'esprit guerre froide en France mais inspirèrent souterrainement le mouvement antitotalitaire de gauche - Claude Lefort, Cornélius Castoriadis en tête - comme de droite - Raymond Aron, en particulier. La Crise de la culture, écrit en 1961, ne fut traduit qu'en 1972 et d'abord passé sous silence dans une France à peine sortie de Mai 68 (qu'elle suivit pourtant avec bienveillance depuis les Etats-Unis). Dans ce livre, elle diagnostiquait la double crise - de l'autorité et de la tradition - que l'éducation devait affronter. Et militait pour une éducation nécessairement conservatrice pour préserver les capacités révolutionnaires des jeunes générations : « C'est bien le propre de la condition humaine que chaque génération grandisse à l'intérieur d'un monde déjà ancien, et, par conséquent, former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leur chance d'innover. » La thèse a été largement reprise et popularisée par Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée, au milieu des années 80.

 

Aujourd'hui, Hannah Arendt est citée et revendiquée par tous, libéraux et conservateurs, de droite et de gauche (un consensus qui rend perplexe). Rien d'informe pourtant dans sa philosophie : du net, du profond, du fulgurant, du sensible. Toujours à contre-temps, Hannah Arendt fut peut-être la plus grande inspirée du XXe siècle qui la traversa. C'est pourquoi, sûrement, elle nous parle tant encore...

 

Lire son Journal de pensée, c'est littéralement entrer dans une carrière. On pense à l'atelier du tailleur de pierre, avec les pans impressionnants auxquels elle s'attaque, les blocs qu'elle creuse, sculpte, fait éclater, rabote, polit, qui résistent, prennent forme, pour finalement s'emboîter, s'alléger. Nulle esquisse, pas de brouillons : de l'exercice achevé, de la pensée à l'ouvrage. Lire ce journal est un exercice aussi. Difficile. L'étudiant y étudiera ; le lecteur non initié devra alternativement picorer, sauter, et plonger. Le mal, la politique, la pluralité, le travail, penser/ agir, vérité et politique, l'amitié, l'amour, la solitude, le commencement, la vie, la terre, la tradition, le vouloir, le juger, le penser... sont les thèmes au programme.

 

D'où vient alors que, malgré l'aridité de la lecture, pointe si souvent l'émotion ? Pas seulement celle du plaisir intellectuel, quand l'esprit - l'esprit ordinaire et travailleur - se sent devenir limpide. Non, une autre émotion, procurée par cet indéfinissable qu'est la présence humaine d'une pensée qui se déploie sans filets de sécurité. Nul autre philosophe que Hannah Arendt - à part les dialogues de Socrate rapportés par Platon - ne donne à la lecture ce sentiment qui ressemble à de la gratitude. Pourquoi ? Parce qu'il y a de la liberté, du doute, de la volonté de comprendre plus que de savoir...

 

En tout cas, rien qui puisse se traduire par la psychologie de bazar à laquelle se réduisent souvent les évocations de la « si attachante » Hannah Arendt. Sur elle, rare femme philosophe dans un monde d'hommes, on s'est autorisé autant d'insultes que d'admirations intrusives. Malgré la précaution qu'elle y met - et 650 pages, ça oblige à la nuance ! -, Laure Adler n'échappe pas à la règle dans son ouvrage fouillis, fouillé, inégal, juste aussi. En « mettant [s]es pas » dans ceux de Hannah Arendt, elle nous inflige aussi les poncifs des femmes qui comprennent les femmes, si sensibles, si amoureuses, si courageuses, si bouillonnantes, si proches de la vie concrète, etc.

 

Or, c'est aussi en vertu de ces lieux communs que son refus du pathos n'a jamais été apprécié chez Arendt comme une qualité intellectuelle, du moins comme son droit le plus strict... même si elle recourt, pour le faire valoir, à la raideur péremptoire. Que ne lui a-t-on reproché - et Laure Adler itou - son « insensibilité » et son « absence de compassion » à l'égard des victimes juives du nazisme, lors du procès Eichmann en 1961, qu'elle suit pour le compte du New Yorker ! Façon de ne pas prendre au sérieux le problème qu'elle a toujours perçu et ressenti : la spirale infinie de la victimisation rendant illimité le besoin légitime de réparation et impuissants tout jugement et toute action de justice, le statut de victime demeure piégé, fondamentalement un statut de dépendance. Un thème bien contemporain pour nos sociétés victimaires obsédées de sécurité. Pour Hannah Arendt, la compassion ne saurait être une catégorie de l'action publique. Adopter cette position à Jérusalem, dans l'enceinte où s'exprimaient publiquement pour la première fois les victimes juives du nazisme, était évidemment inaudible. Pour autant, accuser de « haine de soi » - alors et aujourd'hui encore - celle qui dès le début avait vu l'antisémitisme au fondement du nazisme (et du totalitarisme en général), celle qui, en 1942, s'époumonait en vain aux Etats-Unis contre le silence entretenu sur le sort réservé aux juifs en Europe, est tout autant irrecevable.

 

Eichmann à Jérusalem est publié début 1963 aux Etats-Unis et suscite une polémique en Israël, en Amérique, puis en Europe, dont elle ne se remettra jamais tout à fait. Laure Adler en établit un récit complet et scrupuleux... qui souffle sur des braises encore rougeoyantes. Aujourd'hui pourtant, l'ouvrage frappe moins par sa radicalité que par la rigueur de sa lucidité (froideur, disent en général ceux que la rigueur gêne). Sa démarche est en tout point conforme à ce que Paul Ricoeur développera plus tard à propos des procès Barbie et Papon : l'histoire peut juger le nazisme et la collaboration, la justice, elle, ne peut instruire le procès que d'un homme pour les crimes qu'il a commis. Hannah Arendt s'intéresse donc à Eichmann et à ses crimes. Sa réflexion n'a rien d'instinctif. Elle s'appuie au contraire sur son travail sur le totalitarisme : la caractéristique des régimes totalitaires est de rendre les hommes superflus, au profit de l'homme idéal. Pour Eichmann, les hommes étaient superflus et, lui aussi, en tant que produit du système totalitaire, était superflu, c'est-à-dire sans langage (autre que la phraséologie bureaucratique), sans conscience, non sans intelligence mais sans pensée. L'ouvrage est sous-titré : « Rapport sur la banalité du mal », expression qui fera florès. La « banalité » qu'elle dissèque ne signifie pas que le mal lui-même est banal mais qu'il peut être commis banalement, sans intention, sans but, sans responsabilité, sans morale, juste par obéissance. Aux efforts du procureur de la cour de Jérusalem pour faire d'Eichmann un militant convaincu de la solution finale, elle répond : non, un fonctionnaire zélé. On y a vu une absolution ; c'était une accusation peut-être pire parce qu'elle induit la possibilité d'une perpétuation sans fin du crime. L'histoire, et les génocides qui suivirent, lui donnèrent raison.

 

Le Journal de pensée s'interrompt pendant deux ans : 1961-1963, le temps du procès et de la tempête. Lorsqu'elle reprend ses exercices, l'écriture renâcle, peine à se dérouler. Pleine de fureur et de trouble encore, elle s'escrime : « vérité et politique » est son thème. Plus jamais elle n'écrira dans les journaux. Elle ne s'occupera désormais que de philosophie. Journal de pensée. Penser. Que fait-on quand on ne fait que penser ? Qu'est-ce qui nous fait penser ? Où est-on quand on pense ? Le cas Eichmann la hantera longtemps, jusqu'au bout : d'où vient le mal quand il n'y a ni mobile ni volonté de le commettre ? De l'absence de pensée, justement. Les hommes sans pensée sont somnambules, et l'on sait qu'à l'homme qui dort rien n'est impossible : marcher, sauter dans le vide, tuer...

 

Son dernier livre, La Vie de l'esprit, sera publié après sa mort, il y a tout juste trente ans. Ce soir du 4 décembre 1975, elle avait achevé la première partie : « La pensée ».

 

 
 

Catherine Portevin