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IV. LA NAUSÉE LUE PAR LES ROMANCIERS DU SECOND DEMI-SIÈCLE

A. ALAIN ROBBE-GRILLET

Il a d'abord critiqué, dans un article de 1958, la vision « tragique », c'est·à·dire humainement signifiante, que Sartre, malgré la « contingence », impose dans son premier roman. Contre La Nausée, contre L'Étranger de Camus, il réclame pour sa part un récit dégagé de ces conventions, voué à la pure description du monde:

Nous sommes, cette fois encore, dans un univers entièrement tragifié: fascination du dédoublement, solidarité avec les choses parce qu'elles portent en elles leur propre négation, rachat (ici : accession à la conscience) par l'impossibilité même de réaliser un véritable accord, c'est-à-dire récupération de toutes les distances, de tous les échecs, de toutes les solitudes, de toutes les contradictions.
Aussi l'analogie est-elle le seul mode de desscription envisagé sérieusement par Roquentin. Devant la boîte en carton de son encrier, il conclut à l'inutilité de la géométrie dans ce domaine: dire qu'elle est un parallélépipède, c'est ne rien dire du tout « sur elle ». Au contraire il nous parle de la vraie mer qui « rampe» sous une mince pellicule verte faite pour « tromper» les gens, il compare la clarté « froide» du soleil à un « jugement sans indulgence », il note le « râle heureux» d'une fonntaine, la banquette d'un tramway est pour lui un « âne mort» qui flotte à la dérive, sa peluche rouge…..

Intervenant au colloque de Cerisy consacré à Sartre en 1979, le romancier des Gommes va plus loin, annonçant des confidences reprises en 1984 dans Le Miroir qui revient. La Nausée, entre autres lectures, a décidé de sa vocation d'écrivain, même si selon lui Sartre n'a pas tenu les promesses de ce texte en composant Les Chemins de la liberté:

[La Nausée] est précisément une œuvre qui a joué dans ma carrière d'écrivain un rôle considérable. Je me suis mis à écrire à un âge assez avancé, après avoir lu certains livres, et parmi ces livres, je pense que La Nausée a été probablement pour moi un déclencheur d'écriture.
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Le deuxième choc qui a été pour moi fondaamental a été de lire après La Nausée le premier volume des Chemins de la liberté. Dès les preemières pages de L'Âge de raison, il m'a semblé que « quelque chose avait changé ». Cette constatation, qui marque le début de La Nausée, je la retrouvais tout d'un coup comme une faillite, comme si la vérité avait triomphé et comme si la liberté restait une pure problématique prise au sein d'un consensus à toutes les normes du roman (structure des personnages, structure anecdotique, etc.). D'ailleurs, Mathieu, au début de L'Âge de raison, n'est plus le même personnage que Roquentin. Lorsque celui-ci dit que quelque chose a changé, il y a chez lui une exaltation, une euphorie créatrice qui se sent à travers des contacts avec le monde. Celui-ci devient tout à coup suprenant.
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Mathieu, dès les premières pages de L'Âge de raison, donne l'impression absolument inverse et finit même par contaminer les autres personnages: il est fichu, il conçoit ses problèmes de la liberté comme une défaite; il n'y a plus rien d'exaltant, plus rien à découvrir, plus rien à inventer, ses relations avec le monde sont faites. Cela s'oppose d'une façon fondamentale à ce que disait Sartre du personnage de Thérèse Desqueyroux chez Mauriac: si vous voulez qu'un personnage vive, donnez-lui un temps où l'avenir ne soit pas fait. Cette impression est d'autant plus forte que L'Âge de raison est un roman historique. On retombe dans le système que l'on peut appeler bourgeois, c'est-à-dire le système des valeurs traditionnelles du XIX" siècle, où liberté et vérité allaient de pair. Il est évident que le roman que Roquentin envisage d'écrire à la fin de La Nausée ne peut être Les Chemins de la liberté, d'autant plus qu'après la guerre Sartre, dans ses déclarations, reniait de plus en plus La Nausée. Pour moi, il fallait essayer d'écrire ce roman qui devait sauver Roquentin et que Sartre avait renoncé à faire. La Nausée était un grand livre qui avait vraiment changé quelque chose, un livre qui était pour moi aussi important que, pour Roquentin, le galet sur la plage et qui m'invitait en somme à aller plus loin.

B. MICHEL BUTOR

Il a souligné lui aussi l'importance de Sartre pour les écrivains de sa génération, en évoquant des thèmes de La Nausée qui repassent dans ses propres œuvres:

Quand j'étais étudiant à la Sorbonne, tout le monde lisait Sartre; et j'ai connu un certain nombre de mes camarades, de Licence et d'Agrégation, qui avaient été les élèves de Sartre, et m'ont beaucoup parlé de lui comme homme. Il avait une présence extraordinairement importante à ce moment-là. 

C'est très peu de temps après la Libération qu'il est venu faire une conférence à la Maison des Lettres, qui se trouvait à cette époque rue Saint-Jacques. C'est la seule conférence de Sartre à laquelle j'aie assisté! Elle s'appelait Une technique sociale du roman: c'est là, pour la première fois, que j'ai entendu parler de Virginia Woolf, de Dos

Passos et de Faulkner. Il était à ce moment-là en train d'écrire Les Chemins de la liberté et racontait les problèmes devant lesquels il se trouvait. Le titre, Une technique sociale du roman, voulait dire: comment dans un roman faire une image de la société? Comment faire pour sortir du petit roman centré sur un ou deux personnages? Comment parler de beaucoup plus de deux personnes, et comment faire intervenir alors toutes les relations entre ces personnes? Évidemment, il aurait pu s'apercevoir que cela avait été exactement le problème de Balzac et que Balzac y avait trouvé une solution absolument géniale. Seuleement, faire La Comédie humaine, c'est long; et Sartre voulait agir plus vite! Ainsi, les œuvres des Américains (mais pas seulement, puisque les livres de Virginia Woolf  jouaient un grand rôle dans cette conférence) lui donnaient l'impression de pouvoir concentrer Balzac d'une façon considérable - ce qui était tout à fait juste. Je me souviens d'une phrase: il ne voulait pas recommencer éternellement à raconter les amours de Babylas et d'Ernestine. Il s'agissait d'avoir une technique romanesque permettant de décrire des personnages à l'intérieur du mouvement de la société, de tous les déterminismes sociaux.

Il est absolument certain qu'une bonne partie de la problématique de mes propres romans s'est développée à partir des réflexions qui me sont venues lors de cette conférence. Évidemment, moi non plus, je ne voulais pas raconter les amours de Babylas et d'Ernestine: c'est tout juste bon à gagner un prix littéraire et à devenir un besttseller quelquefois - donc, ça n'a pas d'intérêt du tout! Cela dit, j'ai quand même raconté les amours de Babylas et d'Ernestine, dans La Modifiication et dans Intervalle! Mais, comme Sartre, je voulais raconter autre chose: je me suis dit que raconter même ça, c'était raconter autre chose. À partir d'analyses critiques que Sartre avait faites, j'ai tiré des conclusions plus radicales.

Ensuite, je me suis un peu tenu à l'écart de Sartre: je l'ai lu, naturellement, mais en prenant beaucoup plus de distances que n'en prenaient mes camarades. Je me souviens que je disais: quand personne ne parlera plus de Sartre, alors j'en parlerai ... et c'est arrivé! En fait, il n'y a pas eu un moment où personne n'a plus parlé de Sartre, bien sûr, mais il y a eu un moment où il n'occupait plus du tout la scène de la même façon.

La Nausée, si ce n'est pas un livre que j'ai beauucoup aimé, m'a appris énormément. C'est surtout l'Emploi du temps qui est influencé par La Nausée, avec ce même thème de la ville dans laquelle on se promène et dont on ne réussit pas à sortir: il y a beaucoup de ressemblance au point de vue ton et atmosphère. Un autre thème important serait le rôle que jouent les œuvres d'art dans La Nausée: le musée de Bouville et le blues, Some of these days ...

Ce qui rapproche tel de mes livres de La Nausée, ce n'est pas seulement les thèmes, c'est aussi une attitude mentale, ou morale: le rôle que le roman, que l'activité de romancier peut avoir. Les essais de Sartre également, les premiers tomes des Situations, ont eu beaucoup d'imporrtance pour moi, même si, à certains égards, j'en ai pris le contre-pied. Mais je n'ai pas pris le contrepied de tout: j'ai adopté beaucoup de ses positions et, quand je m'en suis écarté, c'est en grande partie à cause d'autres positions que je sentais en lui contradictoires, pour aller dans des directions différentes. Il a été pour moi un professseur absolument essentiel.

C. J.M.G. LE CLÉZIO
Dans un texte déjà ancien, un jeune homme de 26 ans qui avait à cette date publié Le Procèssverbal, Le Déluge et La Fièvre rendit à Sartre un hommage remarqué, en insistant sur l'unité de son projet d'écrivain:

On a souvent considéré Sartre comme un philosophe mettant en application ses idées dans des romans ou des nouvelles. Ce contresens vient de l'opposition arbitraire généralement utilisée pour différencier la pensée de l'art. Pour certains artistes, telle œuvre sera condamnée comme étant un “ pamphlet” ou une « démonstration " tandis que pour certains philosophes, il s'agira de « littérature " ou de « poésie " ces termes signiifiant que leur auteur est un écrivain sans conscience, sans idée du monde. Tout cela est de la naiveté, ou de la polémique. La vérité est qu'on n'écrit pas sans conscience, et qu'il y a une cohésion permanente entre le fond et la forme, entre les sentiments et les idées, entre les mots et la réflexion sur le langage. Sartre est le parfait exemple de cette cohésion. Quand il écrit La Nauusée, il n'est pas un philosophe qui cherche à rendre ses idées attrayantes, ni un illustrateur. Quelle que soit la modalité de l'expression de l'homme, dès l'instant qu'il utilise le langage, il est tout à la fois poète, moraliste et critique. Ces trois fonctions de la langue s'expriment toujours par celle qui a été choisie. La Nausée, L'Être et le Néant et les Situations sont le produit du même homme. Leur unité est J.-P. Sartre. Seul le choix des voix (imposé par un espace et une durée propres au créateur) différencie les œuvres entre elles. Le moment de ce choix est en fait la grande question de la littérature, la question à laquelle il ne sera probablement jamais apporté de réponse définitive. Mais ce choix n'a rien à voir avec les « genres» ; ces classifications sont arbitraires et ne valent que dans la mesure où le créateur se joue d'elles. Ce choix est plutôt un choix de rythme, de vérité, de vie.
L'efficacité d'un livre tel que La Nausée n'est pas celle d'une œuvre de vulgarisation; ce qui est exprimé là n'est pas une facilité, ni un système. C'est un accord parfait entre Sartre et le monde, un accord tel que seule la vie réelle pouvait le fourrnir. Sartre a vécu La Nausée, et il fallait qu'il l'écrive. Nous vivions La Nausée, et nous devions lire ce livre. Cette double expérience et cette double nécessité sont les véritables raisons de cette œuvre. C'est cela la force de l'écriture de Sartre, et cela sa vertu. Les mauvais livres sont peut-être avant tout des livres inutiles. Et le génie est peut-être tout simplement la plus grande adhésion au contrat social.

 La Nausee de JP Sartre
Jacques Deguy commente
Folio