*
 



Imre Kertész, sous l'ombre d'Auschwitz

liquidation Imre Kertész

Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Daremba

Éd. Actes Sud, 13,90 €.

C'est à Berlin que l'écrivain hongrois Imre Kertész, lauréat du prix Nobel 2002, a élu résidence. Installé dans un salon de l'hôtel Kempinski, un de ses “repères” de prédilection, il s'exprime en allemand, langue qu'il maîtrise parfaitement puisqu'il a traduit des auteurs comme Nietzsche, Hofmannsthal, Schnitzzler, Roth, Wittgenstein ou encore Canetti en hongrois. À son instar, B., une des figures centrales de son dernier roman, Liquidation, est à la fois écrivain et traducteur. Auteur de génie qui s'est suicidé, il est décrit comme l'”artiste patenté d'Auschwitz”, termes qui dans la réalité ne peuvent que faire penser à Imre Kertész. Rescapé des camps nazis et de la dictature hongroise, l'auteur d'Être sans destin est connu pour avoir bâti son œuvre, comme Robert Antelme ou Primo Levi, sur l'innommable de l'expérience concentrationnaire. “ Le danger de se retrouver rangé dans une catégorie, celle des écrivains de l'Holocauste, est inévitable, remarque-t-il à ce propos.” Le temps que j'ai passé dans les camps de concentration m'a évidemment beaucoup marqué, et influe sur mes récits. Puis la Shoah possède une signification inncommensurable pour la culture européenne, c'est une entaille ineffaçable dans son histoire ... Pour autant, contrairement aux apparences, mes romans n'ont pas pour sujet l'Holocauste en soi, mais la vie.”Et si un bon nombre d'éléments autobiographiques se retrouvent dans ses livres, il refuse de les y réduire, de même qu'il refuse de voir dans B. un alter ego. « Je ne me suis pas suicidé et je ne tiens pas à le faire, plaisante-t-il. En fait, B. est inspiré de plusieurs auteurs, notamment Jean Améry (1). J'ai vu une photo de lui dans un livre, une photo qui m'a beaucoup touché et servi de fil directeur pour écrire Liquidation. Il était assis sur un banc, on ne voyait que la moitié de son corps, sa main droite pendait dans le vide. Son visage était beau, mais triste et amer ... Je n'ai cessé d'y penser.”
Rien d'étonnant dès lors s'il a donné le nom de Keserü, qui signifie justement “amer” au héros de Liquidation. Éditeur et ami de B., Keserü, quand il n'observe pas les clochards à travers la fenêtre de son bureau, recherche désespérément un manuscrit que B. aurait laissé, qui lui apprendrait “pourquoi B. est mort et peut-être aussi si j'ai pour ainsi dire encore le droit de vivre du moment qu'il est mort”. Il mène son enquête auprès des femmes de B., Sara sa maîtresse, Judit son ex-épouse, traque les indices tout en s'interrogeant sur ses motivations profondes, son métier d'éditeur, la vie qu'il s'est choisie. L'amertume et le désarroi qui percent dans son discours ne se limitent pas à un chagrin personnel, mais semblent rejoindre un désenchantement bien plus vaste, une sorte de lassitude collective. Nous sommes à Budapest en 1999, après l'effondrement des blocs. “Les repères ont été bouleversés, les schémas de la dictature brisés, tout est fractures”, explique Imre Kertész, qui de ce fait a construit son roman en utilisant plusieurs formes et points de vue. Donnant la parole tantôt à Keserü, tantôt à Judit, quand il ne fait pas appel à la narration omnisciente, il joue avec les genres (pièce de théâtre, lettres, roman) afin de montrer qu'il n'est plus possible d'avoir une vision unifiée des choses, et que la réalité n'est qu'une “soi-disant réalité”, pour reprendre ses mots, instable et mouvante. À l'inverse, Être sans destin, récit d'un adolescent emprisonné à Buchenwald, était bâti sur une linéarité absolue voulant recréer la logique et le fonctionnement même des camps. Roman de formation à l'envers, l'ouvrage décrivait l'infantilisation par la dictature nazie, un univers où le temps échappe au narrateur, où tout est fermeture et contrainte imposée de l'extérieur, tandis que Liquidation dit la fragmentation du réel et la perte des cadres habituels, bref, la liquidation d'un monde.
Le Refus
, deuxième volet de la trilogie ouverte par Être sans destin, désignait tant le refus des éditeurs de la Hongrie stalinienne d'acceppter le manuscrit du héros que celui de l'écrivain de se plier à ce diktat; le terme de Liquidation évoque quant à lui à la fois la faillite de la maison d'édition où travaille Keserü, l'effondrement d'un État et d'un système politique, la mort de B., mais aussi sa naissance. B. a en effet vu le jour à Auschwitz en 1944, et ne doit sa survie qu'au fait que le
camp était, précisément, « en liquidation », souffrant de dysfonctionnements qui ont rendu possible une existence condamnée a priori. Né dans un camp de la mort, B. sera toute sa vie hanté par ce qu'il considère comme un insoutenable paradoxe. Et Kertész d'éclairer une fois de plus, mais sous un angle bien différent du Chercheur de traces ou d 'Être sans destin, le mystère de l'indicible, de l'inommable, de l'irreprésentable ; le manuscrit disparu et l'écrivain mort, le régime défunt et la réalité désagrégée, tous ces objets absents, incernables, sont autant de jeux de miroirs qui renvoient à l'indesscriptible et à l' ”intransmissible” d'Auschwitz. L'écrivain hongrois dessine des passerelles thématiques, voire reprend de livre en livre des situations et des scènes. Liquidation fait ainsi écho au très beau Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas (2), troisième volet de la trilogie amorcée par Être sans destin: on retrouve dans les deux cas un écrivain du nom de B., séparé d'une femme médecin, un personnage nommé Obláth, une soirée où chaque convive cite les camps par lesquels il est passé ... Face au néant ne subsiste en définitive que la foi en l'écriture professée par Keserü : “Le monde se compose de tessons qui s'éparpillent, c'est un obscur chaos incohérent que seule l'écriture peut maintenir. Si tu as une idée du monde, si tu n'as pas oublié tout ce qui s'est passé, alors sache que c'est l'écriture qui a créé pour toi le simple fait que tu as un monde et qu'elle continue à le faire, elle est la toile d'araignée invisible qui relie nos vies.” Une image qui se rapproche étrangement de celle qu'emploie Imre Kertész pour parler de la littérature, “grande toile faite de filiations et de rejets”. Il aime qu'un auteur se réfère à d'autres et ses livres sont truffés « de citations en filigrane », d'allusions à Kafka, Camus ou Paul Celan, voire, comme on l'a vu, à ses autres livres. Kertész avait ainsi intégré au Kaddish des bribes de la Todesfuge (3), la fameuse “Fugue de mort” de Celan, emblème d'une poésie qui s'oppose fondamentalement à l'assertion d'Adomo selon laquelle « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». À quoi Kertész rétorque voolontiers que “ne pas écrire de poème après Auschwitz aurait été bien plus barbare ...”. Comme Celan, Kertész considère qu'en creusant la part d'ombre, le néant, on redonne sens à la parole. « On fouille les recoins les plus obscurs de soi-même et l'on aspire à la clarté, c'est l'essence même de l'écriture. On part du désespoir, d'un monde traversé de part en part par la souffrance, et l'on veut atteindre la lumière. On y arrive ou non. Parfois l'écrivain et le héros du roman réussissent, parrfois les deux sombrent. Avec Liquidation, le héros succombe, mais l'écrivain que je suis donne un entretien ... »
 Minh Tran Huy